La coupure

L'histoire d'une panne

Nous sommes le 3 décembre 2014. Il est 23 h 17. Il y a maintenant une semaine, je décidais de débrancher le PC, de plier le cordon d'alimentation, de ramasser la souris et son tapis pour ranger le tout sur une étagère, dans le fond d'un placard. Je voulais qu'il ne soit pas trop facilement accessible, afin de ne l'utiliser que si la nécessité s'imposait fortement.

C'était un mercredi soir. J'étais écoeuré d'avoir passé presque toute la journée assis face à l'écran, la main droite rivée à la souris, les yeux balayant d'innombrables pages dispersées sur le Web que j'avais fait défiler sans relâche depuis l'aube, ou peu de temps après. Je n'avais rien mangé, je m'étais contenté de cafés au lait et de quelques biscuits, et, de surcroît, j'avais fumé près de deux paquets de Camel. Mes animaux n'étaient pas très heureux, car je ne leur avais pas souvent prêté attention. Pire : ils avaient été obligés de réclamer leurs repas en braillant avec insistance.

C'est en prenant conscience de cette situation que, dans un mouvement de colère contre moi-même, je me persuadais rapidement sur la nécessité de modifier radicalement un tel comportement, parce que je voyais clairement à quel point je perdais inutilement mon temps.

Ce n'était pas la première fois que j'en arrivais à ce stade, que j'éprouvais ce désir de me détacher du PC, ne serait-ce que pour quelque temps. Jusqu'à ce mercredi, je tergiversais et ne parvenais pas à renoncer à utiliser cette machine qu'on pourrait, dans un certain sens, qualifier d'infernale. Aussi, vingt-quatre heures après l'avoir déposée dans le fond du placard, ce n'est pas sans satisfaction que, le jeudi 27 novembre, en début de soirée, je notais dans mon carnet Moleskine : « Un jour complet sans PC. »

L'ange, qui passe sa vie perché sur mon épaule, a alors examiné cette note avec la plus grande attention — le malheureux a toujours un peu de mal à déchiffrer mon écriture, et se plante souvent dans ses interprétations. Pensant me faire plaisir, tout en abolissant mes efforts de volonté pour ne pas me laisser aller à rebrancher et rallumer la machine, il a déclenché, dans la nuit suivante, celle de jeudi à vendredi, un énorme orage au cours duquel de puissants éclairs se sont déchaînés. Vers 3 h, dans un fracas monstrueux, la foudre est tombée à proximité de l'immeuble. Le disjoncteur de l'appartement a immédiatement sauté, mais le routeur, fait pour raccorder le PC à l'Internet, n'a pas tenu le choc : il s'est instantanément et définitivement éteint, irrémédiablement grillé. J'ai chaleureusement remercié mon ange pour sa délicate attention, ainsi que pour la peine qu'il s'était donnée afin de faire tomber la foudre aussi près, excellente façon de me couper du Web. Well done, mon ange !

Aujourd'hui encore, le salon n'est plus alimenté en électricité et, si je voulais recommencer à naviguer sur le Web, je devrais faire l'achat d'un nouveau routeur. Bien en entendu, il me faudrait auparavant faire venir un électricien pour rétablir le courant dans le salon où se situe la seule prise téléphonique par laquelle passe l'ADSL. Malheureusement, ce sont là des conditions qui dépassent mes capacités. Passe encore pour l'achat d'un routeur : je finirais bien par trouver, quelque part en ville, un commerce qui propose se genre d'articles, il est même possible que ça se vende en supermarchés. Mais l'idée de faire entrer un bricoleur dans l'appartement pour rétablir l'électricité, côté salon, me révulse.

D'ailleurs, mes animaux sont aussi réticents que moi à ce sujet. Ils n'aiment pas savoir qu'un quadrupède humain, totalement inconnu, peut traîner plus d'une minute dans les parages. Certes, ils regrettent un peu de ne plus avoir accès aux vidéos de Simon's Cat, diffusées sur YouTube, et savent que le Web peut nous fournir matière à d'intéressantes discussions, mais ça ne les chagrine pas vraiment. D'autant plus que nous sommes en possession d'un tas de bouquins dont les thèses peuvent alimenter d'interminables controverses. Nous ne risquons donc pas d'être privés de sujets de conversations, sans parler de ressources infinies à puiser dans leur imaginaire. Aussi, mes animaux sont, d'ores et déjà, prêts à se passer définitivement de l'Internet. Ils aiment philosopher paisiblement autour d'un bol de croquettes et d'une assiette pleine de délicieux pâté.

Pour ma part, je comprends et j'approuve les arguments fournis par mes animaux. Je ne vois pas grand-chose qui plaide véritablement en faveur du rétablissement d'une connexion à l'Internet. Je pense en particulier à la possibilité de correspondre par mails. Mais, seules deux ou trois personnes, dans mon entourage, sont susceptibles de se livrer à ce type d'exercices. Par ailleurs, je ne perds pas de vue l'immense entreprise déployée, au fil des ans, pour construire pièce après pièce mes innombrables blogs, ainsi que mes sites. Sans ligne ADSL, je n'ai plus, aujourd'hui, la possibilité de les consulter et, encore moins, de les développer. Il me faudrait accepter de les abandonner à leur triste sort, morceaux d'épaves à la dérive sur l'immensité du Web, puis de les pousser à plonger dans l'oubli de ma propre mémoire. C'est sûrement ce qui m'ennuie le plus et ce qui, par conséquent, me donne à croire, qu'un jour ou l'autre, je reconnecterai le PC sur l'Internet. Peut-être pas pour aller dans le sens d'un développement encore plus important de mes sites ou de mes blogs, mais, au contraire, dans le but de les faire disparaître de la surface du Web, pour leur donner une sépulture, en quelque sorte, et ne pas les laisser pourrir comme des cadavres abandonnés, jetés sur le bord de la longue route virtuelle.

Alors, je suis presque persuadé, maintenant, que j'aurais d'ici quelque temps de nouveau à naviguer et publier sur le Web, ne serait-ce que pour afficher cette page qui lui est destinée. Peut-être aussi, dans un second et ultime mouvement, pour y inscrire le dernier signe, après avoir endossé l'habit du fossoyeur, si naissait réellement l'envie d'en finir définitivement avec ce mode d'existence, si je voulais véritablement changer ma vie. Je ne pense pourtant pas que cela se fera dans l'immédiat, c'est-à-dire dans les jours à venir, parce que je ne suis pas très pressé de recommencer à dilapider mon capital intellectuel, assis sur un siège, face à l'écran du PC. De plus, je ne veux surtout pas décevoir trop rapidement mes animaux, ni froisser mon ange après tout le mal qu'il s'est donné pour me permettre d'appréhender mes journées d'une manière différente, loin du vacarme incessant, de l'effervescence sans frein qui règne dans l'univers impalpable du Web, territoire incommensurable, inexplorable dans sa totalité, toujours en expansion, médié par des millions d'ordinateurs.

Pendant quelque temps encore, quelques semaines probablement, mon PC restera donc en marge de cet étrange univers abordé, pour la première fois, en 1998. Une coupure, relativement importante dans sa durée, ne me fera aucun mal. Bien au contraire.

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