L’idéologie évolutionniste fonctionne comme autojustification des
intérêts d’un type de société, la société industrielle en conflit
avec la société traditionnelle d’une part, avec la revendication
sociale d’autre part [1].
Nous avons beau disposer des données nous démontrant la possibilité
d’une catastrophe future, nous n’y croyons pas. « Nous ne croyons
pas à ce que nous savons. » Et dès lors, si la question tient à la
croyance, et non pas au savoir, pour persuader les hommes, le
porte-parole du catastrophisme doit adopter la position du prophète :
« prophétiser une catastrophe dont il espère qu’elle ne se
produira pas, afin qu’elle ne se produise pas ». On le voit, même
« éclairé », le catastrophisme n’est qu’une des formes du
millénarisme [2].
1 Quelle étrange idée que cette idée de « progrès » dans laquelle
Charles Baudelaire diagnostiquait une « doctrine de paresseux » ! Il
faut dire que l’idée est moderne, qu’elle s’est affirmée avec
l’Aufklärung du siècle des Lumières pour s’épanouir dans les
illusions du xixe siècle, sérieusement entamées par ce « siècle de
la peur » que fut le siècle suivant, selon l’expression d’Albert
Camus après Hiroshima [3]. Mais, aujourd’hui c’est moins le
risque nucléaire qui se profile à l’horizon que la catastrophe
écologique et sanitaire. Le Monde du 23 janvier 2020 annonçait que
« l’horloge de l’apocalypse », imaginée dès 1947 par un groupe de
« scientifiques atomiques », venait d’être avancée de vingt secondes.
L’échéance de l’apocalypse était fixée à minuit. Nous serions
désormais à minuit moins cent secondes [4]. Le démantèlement
des accords internationaux sur les armements, l’échec des sommets
sur le réchauffement climatique, le délitement sociétal, les
campagnes de désinformation et la prolifération des fake news,
inquiètent le groupe d’experts qui compte chaque année treize
lauréats du prix Nobel. Nous nous rapprocherions à grande vitesse du
précipice dans lequel s’élance l’humanité. L’effondrement est un
spectre qui hante le monde. Il est dans l’esprit de l’époque, il est
l’esprit de notre temps. Et encore il convient de remarquer que
cette prédiction a été établie avant la pandémie de la Covid-19 qui
plonge le monde dans le chaos et révèle l’extrême vulnérabilité des
États et des équilibres planétaires. Cette pensée de la catastrophe
environnementale, économique, sociale et politique ne relève pas
d’un discours prophétique mais procède davantage d’« expériences de
pensée » à même de rendre compte de ce qui pourrait menacer
aujourd’hui la sécurité intérieure des États modernes.
2 L’effondrement de nos sociétés, emportées par l’hubris du
productivisme, de la maîtrise et de l’exploitation de la nature
auxquels invitaient les discours de progrès et les illusions
évolutionnistes du xixe siècle, est à l’ordre du jour des experts
comme des politiques. Le Club de Rome, dès les années 1970, avait
mis en garde contre cet épuisement des ressources planétaires à
cause d’une surexploitation des richesses naturelles au nom de la
productivité et de l’efficacité économique, seules à même de
répondre aux besoins des populations [5]. Ces modèles ne
prédisent pas l’avenir mais convoquent les politiques et les
citoyens à des choix qui, jusqu’à présent, se sont révélés bien
insuffisants pour prévenir les effondrements biophysiques et
structurels de nos sociétés globalisées. Ces modèles de prédiction
n’annoncent pas l’avenir, ils sont un diagnostic de notre présent. À
la différence des hommes de l’Antiquité tardive, nous ne saurions
imputer à la nature ou à la Providence divine la responsabilité de
cette inexorable destinée. Nous savons, nous, que ce sont nos choix
politiques et éthiques qui peuvent, seuls, éviter les «
déterminismes environnementaux » conduisant aux catastrophes. Jared
Diamond [6] a montré, par une analyse comparative, que le
devenir écologique de nos sociétés ne résultait pas uniquement de
leurs atouts environnementaux. La capacité politique et culturelle
de prendre des décisions collectives explique que certaines sociétés
élaborent des pratiques permettant d’éviter la surexploitation de
leurs ressources, assurant ainsi leur pérennité, alors que d’autres
se révèlent incapables de relever ce défi et disparaissent. Les
Inuits survivent au Groenland au moment même où les Vikings
disparaissent de la région à la suite de mauvais choix sociaux,
commerciaux et politiques. L’effondrement de la civilisation Maya ne
provient pas seulement du changement climatique ou des épidémies,
mais résulte des effets de la déforestation et de l’érosion des sols
épuisés par un déséquilibre croissant entre l’accroissement
démographique et la réduction des ressources, l’égoïsme des classes
nobles et les combats politiques incessants. Nous pourrions
démultiplier les exemples, depuis ceux de l’Empire romain et de la
diffusion de la grippe espagnole en passant par les épidémies de
peste noire au milieu du xive siècle ou encore au début du xviiie
siècle. À chaque fois l’importance des traumatismes que
l’environnement inflige à des sociétés, les affaiblissant ou
précipitant leurs chutes, dépend étroitement de leurs organisations
sociales, politiques et culturelles. C’est un vieux problème en
psychopathologie également : les effets d’un traumatisme dépendent
de l’état du psychisme qui en reçoit le choc !
3 Les changements climatiques et microbiens, les altérations des
ressources résultent en partie de choix politiques. Ces choix
dépendent de la capacité des individus et de leurs cultures à
percevoir les dangers, à se les représenter, à les accueillir dans
un imaginaire collectif plus ou moins apte à les intégrer. L’analyse
historique et comparative des sociétés est essentielle pour pouvoir
dresser des perspectives à même de nous adapter au mieux aux
effondrements qui viennent. Quarante ans après leur rapport de Rome,
Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Rangers renouvellent en
2004 leur alerte concernant « les limites à la croissance » dans un
monde fini [7]. Une chute combinée de la population, des
ressources, et de la production alimentaire et industrielle
produirait, selon eux, un « effondrement [8] ». La manière de
penser le temps se révèle fondamentale pour pouvoir penser
l’effondrement et prendre les mesures sociales et politiques qui
s’imposent. L’actualisme technique [9] détruit la nécessaire
concordance des temps au profit d’une fuite dans la succession des
instants. À partir de quoi, comme le laissent entendre les auteurs,
lorsque les humains déchiffrent les « signaux » de souffrance de la
planète, il est déjà trop tard. Ils n’ont pas pris conscience
suffisamment à temps de la nécessité de changer la structure du
système qui se révèle tout autant un système d’exploitation des
ressources, d’organisation du travail et des pratiques sociales
qu’un système de pensée. Ce système de pensée n’est pas qu’une
métaphysique mais procède d’une éthique et d’une politique concrète
produisant des pratiques sociales. Jean-Pierre Vernant aimait
rappeler qu’« il faut prendre au pied de la lettre la formule
d’Ignace Meyerson que l’esprit est dans les œuvres. Il n’y a pas de
réalité spirituelle en dehors des actes, des opérations de l’homme
sur la nature et sur les autres hommes [10] ». Ce qui signifie
que nos pratiques sociales concrètes sur la nature, sur les autres
et sur nous-mêmes, sont l’esprit d’une époque, d’une culture, d’une
société. Et, c’est cet esprit dont nous craignons l’effondrement
sans être capables de nous rendre compte que l’effondrement a déjà
eu lieu.
4 La pandémie de Covid-19 a rendu justice aux discours les plus
apocalyptiques de la collapsologie, « véritable science appliquée et
transdisciplinaire de l’effondrement [11] », sans toutefois
prendre la mesure de leurs significations. Sans devoir reprendre ici
les analyses de ces discours de l’effondrement, je voudrais que l’on
puisse prendre au sérieux, très au sérieux ce paradigme d’un
effondrement imminent de nos sociétés, de notre civilisation, voire
de notre espèce. Que l’on puisse prendre au sérieux ces théories de
l’effondrement non seulement comme prédiction de notre futur, mais
aussi en tant que diagnostic de notre présent. Un bilan de fin
imminente de notre monde moins en tant que désastre écologique et
social qu’en tant que symptôme d’une pensée de la catastrophe. Une
pensée de la catastrophe qui requiert, de mon point de vue, non
seulement de devoir penser les risques d’effondrement des systèmes
interconnectés des problèmes environnementaux, mais plus encore, une
pensée de la catastrophe exige, aujourd’hui, de devoir faire le
deuil d’une vision de l’avenir héritée du xixe siècle et sans cesse
renouvelée jusqu’à son épuisement au cours du xxe siècle. Elle exige
de devoir penser l’effondrement, à la fois comme un effondrement de
notre environnement, de nos institutions socio-politiques, de nos
modes de vie et des rapports des populations et des classes sociales
entre elles, mais aussi de devoir penser la catastrophe qui vient
comme un effondrement de nos cadres et de nos systèmes de pensée
ayant déjà eu lieu. Face à ces nouvelles menaces, il faut pouvoir «
définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire
délivrée de tout messianisme, et débarrassée de la nostalgie du
paradis terrestre [12] ». La pensée de la catastrophe est
surdéterminée, elle ramasse des conditions psychiques, symboliques
et politiques. C’est la raison pour laquelle le terme de « crise »
ne suffit plus pour décrire les menaces qui planent sur notre avenir
et sur notre capacité de penser le présent. Face à ces nouvelles
menaces, il nous faut élaborer une pensée de la catastrophe. Une
pensée de la catastrophe telle que la restitue le texte majeur de
Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire [13] : le
progrès établi sur le modèle du perfectionnement technique conduit à
une croyance quasi religieuse qui « ne tient compte que des progrès
dans la domination de la nature, non des régressions de la
société [14] ». Il est une « tempête » qui nous pousse en avant
des catastrophes pour mieux les oublier. C’est exactement ce qui
s’est produit au moment de l’épidémie de Covid-19.
5 L’émergence de nouvelles épidémies ne surprend que ceux qui
feignent d’ignorer les alertes de l’OMS comme d’autres institutions
internationales sur les risques de « tempêtes microbiennes » liées
aux modifications que nous imposons à l’environnement autant qu’aux
menaces bioterroristes [15]. Comment ignorer que tout au long
de la décennie des années 1990 les « experts », en particulier aux
États-Unis, avaient prévenu : la menace bioterroriste et les «
maladies émergentes » constituent le risque le plus sérieux de
destruction des États-nations. Les menaces sur la santé publique
rejoignaient les risques de guerres bactériologiques et de
bioterrorisme. La santé publique et la défense nationale se
rapprochaient à se confondre, par exemple en 2003 aux États-Unis par
la création d’un ministère de la Sécurité intérieure ! Stefan Morse
le rappelait dès 2002 : « la santé publique n’est pas seulement une
composante essentielle de la bio-défense : ce sera peut-être sa
seule composante aux premiers stades de la réponse à une attaque
biologique [16] ». Dès les années 2000, l’OMS comme les
« experts » en bioterrorisme alertaient sur ce risque sanitaire majeur
que constituerait le retour des épidémies : le virus « tueur »
serait très contagieux et peu létal ! C’était écrit en toutes
lettres dans les textes de l’OMS, et les stratèges américains
annonçaient que la menace épidémique était plus à craindre encore
que l’attentat bioterroriste ou la guerre bactériologique conçus
néanmoins comme « inévitables ». La mondialisation offre les
conditions écologiques optimales à la propagation des microbes : en
circulant, les hommes et les marchandises fabriquent les contagions.
C’est une vieille histoire : les épidémies sont favorisées par les
expansions économiques et territoriales.
6 Les différents épisodes de peste noire ont illustré ce principe,
de même l’épidémie de grippe espagnole, en 1918-1919, qui a causé la
mort de 50 à 100 millions de personnes, bien plus que la première
guerre mondiale elle-même ! Tout comme la chute de l’Empire romain
ne fut pas seulement le fait d’invasions barbares et de luttes
intestines pour le pouvoir, mais résulta aussi des changements
climatiques et des épidémies qui ont fini par mettre à terre une
structure sociale et politique résiliente. Une épidémie ne détruit
pas que les individus, elle affecte la structure sociale et provoque
chaos et anomie. Les exemples sont légion dans l’histoire depuis
l’épidémie de peste à Athènes au ve siècle avant
Jésus-Christ [17], jusqu’à l’épidémie de rougeole en 1875 chez
les Fidjis, en passant par les crises de l’Empire romain au iie
siècle avec la peste antonine (sans doute la variole) et la peste
justinienne au ve siècle. La liste est longue à foison et
l’émergence de la Covid-19 rend plus que nécessaire les études
historiques en la matière. C’est là encore la limite de ces savoirs
non narratifs dont l’hégémonie a détruit notre capacité de penser.
Les récits, les chroniques, les romans historiques sont passionnants
et c’est vers eux que nous devons aussi nous tourner, à jeu égal
avec l’infectiologie, la microbiologie ou l’épidémiologie.
L’histoire permet un diagnostic du présent, elle permet de « prévoir
le présent », disait Michel Foucault. Ce qui est le rôle de la
politique qu’elle a tendance à oublier. Kyle Harper a pu montrer que
: « La combinaison de la peste et du changement climatique a sapé la
puissance de l’État [l’Empire romain]. Le chagrin et la peur ont
laissé les survivants bouleversés et dans la crainte que les temps
eux-mêmes approchaient de leur fin. La fin du monde n’est pas une
prédiction, elle est en train d’arriver [18] » Les discours
d’effondrement sont à prendre au sérieux, au-delà des indices
précieux qu’ils nous communiquent sur l’état de la planète, ils
expriment l’effondrement de nos structures mentales et
sociales [19].
7 Il serait absurde d’imputer au seul coronavirus la cause de nos
malheurs. D’abord, parce que la vision de Koch et de Pasteur, la
vision bactériologique, qui faisait du microbe la source unique de
la maladie, ne fait plus recette. L’homme fabrique ses maladies en
perturbant l’écologie dont dépendent ses rapports aux microbes.
Aujourd’hui, nous le savons, les microbes sont ambivalents, c’est le
milieu dans lequel ils se développent qui peut les rendre nocifs,
bénéfiques ou neutres. Ce qui implique un nouveau langage et de
nouvelles images pour saisir l’émergence des épidémies,
l’interdépendance des microbes et de leurs hôtes. Aujourd’hui, de
nouveaux travaux de recherches révèlent le poids des politiques
sociales et économiques dans l’effondrement ou la résilience des
sociétés [20]. Ce qui conduit à juger inconséquentes, voire
« criminelles », les impréparations de nos ministères face aux risques
épidémiques aujourd’hui.
8 La mise en œuvre de techniques de préparation (preparedness) face
aux risques bactériologiques suppose de se donner les moyens de
penser l’émergence d’un événement rare. C’est-à-dire que l’on quitte
le champ de la prédiction pour celui de l’anticipation qui suppose
la mise en place de scénarios fictions, à même de jouer un rôle
symbolique majeur dans la préparation d’une politique de
preparedness. Tel fut le rôle que joua le roman de science-fiction
de Richard Preston [21], pour la politique de Bill Clinton.
L’optimisme des années 1960 a fait place à de vives inquiétudes dans
la décennie suivante, et ce d’autant plus que les menaces
bioterroristes se profilaient avec l’émergence des États voyous,
voire terroristes.
9 Si nous avons frôlé au moment de cette pandémie la crise de
l’État-nation, ce n’est pas seulement à cause de la pénurie de
masques, de réactifs, de tests, de respirateurs, mais bien parce que
les gouvernements en exercice depuis au moins vingt ans manquent
d’imagination, prisonniers qu’ils sont d’une rationalité purement
instrumentale, technocratique et formelle. Carencés en capacité
d’imaginer, ces pouvoirs n’ont pas pu prédire l’émergence du cygne
noir que toutes les fictions leur annonçaient [22]. Ce qui veut
dire qu’il nous faut nous émanciper d’une rationalité purement
technique, quantitative, prédictive, qui nous fait entrer dans
l’avenir à reculons. Ce qui suppose de parvenir à nous émanciper de
cette hégémonie culturelle et mondialisée d’une rationalité
pratico-formelle, pensée des affaires et du droit, qui nous empêche
de penser le monde en nous contraignant à le calculer, à le
transformer en données purement numériques et
désincarnées [23]. C’est ce que le petit virus tueur a mis en
évidence, une incroyable indigence des politiques de santé, une
impréparation totale face aux risques bactériologiques que cache mal
le « bricolage » d’un conseil scientifique promu à conseiller le
président de la République au cours de l’épidémie de Covid-19. Et,
aujourd’hui en France, l’impréparation des politiques en charge de
la santé et de la sécurité produit un « ressentiment » lourd et
profond de la population. Si nous ne voulons pas terminer notre vie
sur une planète glacée et obscure, il convient d’affirmer et de
porter dans nos actions une réhabilitation des métiers qui passe par
une priorité accordée à la culture et à la parole. Non, parce que la
culture ça divertit et la parole ça communique, surtout pas, mais
parce que cela permet une pensée et sans penser on ne peut imaginer
un avenir, sans imagination point de liberté.
10 L’état d’impréparation de nos gouvernements a mis en évidence le
poids et la faillite des agences diverses et variées de la
bureaucratie de sociétés organisées par une rationalité formelle,
impersonnelle et cherchant la rentabilité immédiate des
investissements publics dans un monde globalisé. Les politiques
néolibérales qui avaient mis à mal les services publics par les
dogmes affirmés de la mondialisation [24], les figures
anthropologiques d’un homme économique, les priorités de la lutte
pour la compétitivité, les exigences d’austérité… se dévoilent
aujourd’hui dans leurs impostures. Libérés des tutelles
gestionnaires, les soignants que la communication gouvernementale a
voulu faire passer pour des « héros », après les avoir matraqués
lors de leurs manifestations pour la sauvegarde de l’hôpital, ont
magnifiquement exercé leurs métiers. Dans L’Étrange Défaite, Marc
Bloch expliquait que les meilleurs soldats étaient ceux qui, dans la
vie courante, faisaient bien leur métier…
11 Nous pourrions espérer qu’à la panique de la pandémie et de ses
conséquences sociales succède la sagesse des effets des deuils et de
la perte. Face à la faillite d’un productivisme débridé et
mondialisé illuminé des lueurs d’un astre mort, celui des illusions
et des croyances du xixe siècle que nous avons reçues en héritage,
nous voilà invités à un travail de deuil, deuil d’un paradigme
symbolique devenu désormais obsolète. Nos malheurs actuels
– pandémies, crises climatiques, crises sociales et économiques,
crises politiques et culturelles – ne sont que les symptômes de cet
effondrement qui a déjà eu lieu dans l’ordre symbolique, celui des
catégories de jugement et des manières de penser le monde et
l’humain inspirées des principes fondateurs de nos sociétés
industrielles. Ces catastrophes surgissant dans notre actualité,
probables dans notre futur, ne sont et ne seront désastreuses que du
fait de notre impréparation à les accueillir et à les traiter. Cette
impréparation provient d’une culture de la modernité prise par la
discordance des temps, fixée au piquet de l’instant, oublieuse du
passé et déjà prisonnière d’une conception du futur placée sous le
signe des progrès techniques.
12 Ces idées de progrès et d’évolution ont aligné l’histoire humaine
sur le développement continu des techniques en confondant organismes
vivants et organisations machiniques. De cette confusion a émergé la
monstruosité bureaucratique des totalitarismes qui avaient dérobé à
l’homme sa capacité de penser et de décider, en lui faisant perdre
son sens moral. Ces traumatismes, autant collectifs qu’individuels,
au sein de la civilisation occidentale, nous ont empêchés de relever
le défi de la modernité en nous réfugiant dans l’éphémère de la mode
ou dans la nostalgie de la pensée réactionnaire. Les discours de
l’effondrement, les annonces messianiques des catastrophes à venir
sont les symptômes de ce traumatisme, de cette maladie politique et
culturelle. Ils sont le revers des mirages du progrès qui ne
concevaient le temps que comme un fleuve linéaire, irréversible,
orienté par son futur. L’expérience du psychanalyste convoque une
réflexion sur la mémoire et les fantômes du passé qui hantent notre
actualité.
13 Cette analyse des régimes de temporalité nous invite à nous
déprendre de l’actualisme technique qui nous laisse démunis devant
les nouvelles menaces de catastrophes sanitaires, climatiques ou
politiques, véritables retours d’un refoulé de notre histoire.
Repenser le passé qui ne passe pas permettrait aussi de réviser la
notion d’utopie, de la penser moins comme un mirage placé au bout
des lendemains qui chantent qu’en tant que moment, kairos, à saisir
à tout instant pour inventer sa vie. Walter Benjamin, ici, est
présent en compagnie de Freud et d’Hannah Arendt, afin de rendre
compte des naufrages de l’histoire et de la nécessité de devoir les
éviter en renouant avec le travail de la mémoire pour ne plus errer
dans l’éphémère des instants successifs, sans pour autant céder aux
nostalgies des pensées réactionnaires. L’actualisme technique comme
l’actualisme économique tentent désespérément de pallier une
histoire défaillante dont ils précipitent la perte. À la fin de la
deuxième guerre mondiale, l’État allemand avait montré l’exemple,
comme l’a analysé Michel Foucault, la nouvelle dimension de la
temporalité devenait l’indice de croissance économique et lâchait
l’horloge de l’histoire. Cette réussite, oublieuse de l’histoire et
de ses ruines, riche de prospérité matérielle, est devenue un modèle
démocratique. Elle a un prix. Celui d’une conception du sujet
humain, autoentrepreneur de lui-même, auquel les utopies de
« l’humanité augmentée » font ressentir une « honte prométhéenne »
(Günther Anders). Ainsi, se fabrique un homme nouveau, déraciné du
passé, se projetant dans un futur, à partir duquel il pense son
présent, et où règnent les robots et les algorithmes auxquels il
tend à s’identifier et dont il intériorise déjà les valeurs.
14 La manière de penser le temps est fondamentale pour penser les
effondrements et prendre les mesures sociales et politiques qui
s’imposent. L’actualisme technique détruit la nécessaire concordance
des temps au profit d’une fuite dans la succession des instants.
Faute de nous interroger sur la temporalité qui conditionne la
capacité de penser et donc de juger, rien n’est possible. Les
institutions juridiques relèvent de la rationalité formelle, elles
demeurent inefficaces sans la substance de l’éthique, des valeurs de
justice qui lui confèrent la force et le sens. Pour pouvoir exercer
notre liberté, qui est d’abord et avant tout une possibilité de
choisir, il faut pouvoir recueillir les expériences du passé,
rassembler les traces et les interpréter, faire histoire. L’Esprit
marche dans les ténèbres des instants successifs lorsqu’il n’est pas
éclairé par l’histoire. Nous cédons aux mécanismes de déni des
effondrements qui nous guettent car ils nous permettent d’oublier
les effondrements déjà réalisés dans l’histoire. L’effort de mémoire
est ascèse, initiation, catharsis. Il se trouve par contre exclu,
forclos d’une civilisation besogneuse, rivée au piquet de l’instant
d’après, celui du profit, du retour sur investissement. De ce fait,
pressés par la vitesse et les instants successifs d’un présent
intemporel, nous nous détournons des informations et des valeurs qui
nous mettraient face à notre mort, à notre finitude. L’idée de
catastrophe, la catégorie de l’effondrement, constituent le retour
du refoulé qui se glisse dans le discours d’une civilisation de
l’instant, l’irruption d’une temporalité que l’on veut méconnaître à
la hauteur de l’oubli de la mort. Ce rapport au temps conditionne le
développement et l’extinction des civilisations. L’histoire, avec le
philosophe Walter Benjamin, est, avec la psychanalyse et la
philosophie, une des seules manières de sauver un passé qui
s’actualise dans le présent, et d’ouvrir le seul et authentique
chemin d’invention des utopies, placées moins au bout du futur, qu’à
chaque instant qui reçoit l’éclat du temps des origines.
15 À cette révision de nos conceptions du temps et de la mémoire
s’ajoute une analyse critique des fonctions du langage et de la
communication. Si l’effondrement climatique, sanitaire ou social
présent ou à venir, n’est que la matérialisation d’un effondrement
de nos cadres de penser qui a déjà eu lieu, il convient de toute
urgence d’inventer un nouveau discours. Cela ne sera possible qu’en
restaurant la fonction symbolique du langage, sa capacité de dire le
monde, de lui donner un sens et une cohérence. C’est ce pouvoir du
langage qui se trouve aujourd’hui politiquement dégradé, réduit à la
com et au bavardage des sociétés du spectacle. Nos sociétés de la
communication tendent à priver les individus et les collectivités de
cette fonction symbolique du langage ; nos hommes politiques ne sont
que la partie la plus avancée de cette déroute du pouvoir du langage
dégradée en discours technique ou en pur verbiage. Aujourd’hui, une
« âme numérique » agite les corps, met en transes les gouvernants,
s’empare des moindres citoyens, exorcise la moindre donation
poétique du monde, perce la moindre des métaphores, crève les voiles
de la beauté et de ses mystères pour mieux la broyer à la meule de
l’utilité, elle est celle qui permet aux financiers et aux
oligarques de parler la même langue. C’est un des mérites, et non
des moindres, des discours de l’effondrement que de relever le défi
de la modernité né du traumatisme, traumatisme produit par
l’incapacité de notre civilisation d’inventer un ordre social à la
mesure du développement des techniques. Il nous faut surmonter ce
traumatisme de la modernité en inventant un ordre social, disons
symbolique, à la hauteur des révolutions techniques et
industrielles.
16 Il nous faut trouver une nouvelle forme d’utopie fabriquée avec
l’étoffe de nos rêves, pensée moins comme le projet d’un avenir
meilleur sans cesse repoussé aux calendes grecques que l’originalité
à saisir à tout moment pour inventer un futur inédit [25].
Cette nouvelle forme d’utopie procéderait d’un détournement des
valeurs usuelles, d’un renversement de sens, d’une désorganisation
des significations habituelles, comparable à ce que l’on nomme une
« catachrèse ». La catachrèse comme trope provient d’un manque dans la
langue, de son incomplétude à un moment donné pour désigner une
réalité nouvelle, en ceci comparable à l’épuisement de nos
paradigmes éthiques et symboliques. Par exemple, lorsqu’il a fallu
désigner la « partie latérale d’un avion », réalité nouvelle qui
n’avait pas de nom, le mot « aile » a acquis une extension
métaphorique en raison d’une analogie de forme et de fonction entre
l’organe de vol des oiseaux et cette partie de l’avion.
Fondamentalement, les tropes du langage sont des détournements.
Soulignons que les tropes du langage nous permettent de saisir dans
leurs filets un monde qui nous échapperait sans leur créativité
performative. C’est par leur détour que nous pouvons « tourner »
– c’est un des sens étymologiques de « trope » – les difficultés nées
de l’incomplétude de la langue. Lacan rappelle que « trouver » vient
du mot latin « tropus », expressément emprunté au langage de la
rhétorique.
17 C’est cette puissance du langage, son pouvoir de révélation, que
j’évoque à la suite de Walter Benjamin, comme capacité de faire
advenir de l’inédit en détournant, en transgressant, les formes
symboliques existantes, qui approche au plus près de ce que
j’entends par « utopie ».
18 Le temps de l’utopie ici ne se réduit pas au temps de l’origine
paradisiaque ou au futur des lendemains qui chantent, mais consiste
à saisir chaque moment où l’instance du présent peut devenir
politique, « image dialectique, née dans l’illumination de l’instant
présent, [qui] rassemble comme dans un foyer un moment du présent et
un moment de l’avenir [26] ». Ce nouveau paradigme de l’utopie
ne procède nullement d’une signification ou d’un système de valeurs
ou de catégories de pensée établies ou à atteindre, mais relèverait
davantage d’un mouvement de détournement de notre langage commun
afin de faire advenir d’autres sens et d’autres actions pour dire et
produire une réalité nouvelle. C’est ce à quoi nous sommes invités
pour « donner une forme à notre destin [27] », c’est également
ce que les professionnels font tous les jours lorsqu’ils détournent
les normes et les prescriptions de leurs conditions de travail pour
les rendre vivables [28]. Comme l’écrit Yves Clot, « au travail
les hommes ne se contentent pas de vivre dans un milieu. Ils se
fabriquent aussi un milieu pour vivre [29] ». Et, ils ne
peuvent rendre habitable ce monde du travail qu’en détournant les
contraintes normatives qu’on leur impose. Au moment de la trouvaille
pour s’en libérer, dans la fulgurance de l’éclair d’un instant
surgit un moment – le temps de l’utopie –, l’histoire condensée de
toutes leurs émancipations collectives et individuelles.
19 Dans cette conception de l’utopie, chaque moment peut devenir
l’occasion de se libérer du conformisme en transgressant les règles
du langage habituel pour produire une réalité politique et éthique
nouvelle, se libérer d’une norme, d’un traumatisme, d’une contrainte
ou d’une domination. L’utopie existe à fleur du quotidien, à chaque
fois que s’entrevoit au travers des persiennes de l’inédit un autre
monde plus vivable. Une scène évoquera, mieux qu’un long discours,
cette puissance révolutionnaire du détournement, de sa catachrèse :
en pleine épidémie de Covid-19, les Italiens confinés chez eux,
meurtris par la maladie et les deuils, abandonnés des structures de
soins démolies par les logiques néolibérales, isolés d’une Europe
qui naguère les rappelait à la cause commune, se mettent à chanter,
à leurs balcons, à la même heure et tous ensemble, l’hymne national
et les chansons du bel canto. Face aux traumatismes de la maladie et
au risque de chaos social, une autre voix se fait entendre, une voix
qui fait entendre l’émotion collective en détournant les limites du
confinement. C’est de ce mouvement que relève l’utopie, dans la
fulgurance de certains moments qui, à se répéter ou à se
protocoliser, perdraient toute la charge d’originalité qui les a
fait naître. C’est de ce mouvement que l’Ange de l’histoire de
Walter Benjamin attend que l’écriture rende justice aux vaincus de
l’histoire pour sauver le présent et préserver l’avenir.
Notes
[1] Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des
sciences de la vie (1988), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin,
1993, p. 43.
[2] Patrick Zylberman, Tempêtes microbiennes. Essai sur la politique
de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique, Paris,
Gallimard, 2013, p. 39.
[3] Albert Camus, « Ni victimes, ni bourreaux », 19-30 novembre
1946, À Combat, Paris, Gallimard, 2002, p. 631-672.
[4] « L’horloge de l’apocalypse avancée de vingt secondes, plus près
de minuit que jamais », Le Monde, 2 janvier 2020.
[5] Le rapport du Club de Rome a été actualisé en 2004 dans
l’ouvrage dirigé par Dennis Meadows, Limites de la croissance,
Paris, Rue de l’échiquier, 2017.
[6] Jared Diamond, Effondrement (2005), Paris, Gallimard, 2006.
[7] Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Rangers, Les Limites à
la croissance (dans un monde fini) (2004), Paris, L’Écopoche, 2017.
[8] Préface de Jean-Marc Jancovici, in Dennis Meadows, Donella
Meadows, Jorgen Rangers, op. cit., p. 7-10.
[9] Nicolas Berdiaeff, L’Homme et la Machine (1933), Paris, R &
N, 2019.
[10] Jean-Pierre Vernant, « Psychologie historique et expérience
sociale », Œuvre, II, Paris, Seuil, 2007, p. 1875-1876.
[11] Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes,
Paris, Seuil, 2015, p. 20.
[12] Albert Camus, 19-30 novembre 1946, « Ni victimes, ni bourreaux
», À Combat, Paris, Gallimard, 2002, p. 644.
[13] Walter Benjamin, Les Thèses sur le concept d’histoire (1940),
dont je choisis la traduction de Michael Löwy, Walter Benjamin :
Avertissement d’incendie, Paris, Éditions de l’Éclat, 2014.
[14] Walter Benjamin cité par Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire
(1992), Paris, Gallimard, 2006, p. 228.
[15] Patrick Zylberman, op. cit.
[16] Stefan Morse, cité par Patrick Zylberman, ibid., p. 117.
[17] « La maladie déclencha également dans la ville d’autres
désordres plus graves. Chacun se livra à la poursuite du plaisir
avec une audace qu’il cachait auparavant. […] On chercha les profits
et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient
également éphémères. Nul ne montrait d’empressement à atteindre avec
quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait
assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour
l’atteindre, voilà ce qu’on jugeait beau et utile. Nul n’était
retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines. […] de
plus, on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre
compte de ses fautes » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, liv.
II, Paris, Les Belles Lettres, 1962, p. 39).
[18] Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat,
les maladies et la chute de Rome (2017), Paris, La Découverte, 2019,
p. 343-344 ; la phrase citée est du pape Grégoire le Grand
(540-604).
[19] C’est la thèse largement développée dans mon dernier ouvrage,
Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos
croyances, Paris, LLL, 2020.
[20] Jared Diamond, op. cit. ; Roland Gori, op. cit.
[21] Richard Preston, L’Affaire Cobra (1997), Paris, Plon, 1999.
[22] Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de
l’imprévisible (2007), Paris, Les Belles Lettres, 2008.
[23] Roland Gori, Un monde sans esprit, Paris, LLL, 2017, réédition
Actes Sud, 2018 ; L’Individu ingouvernable, Paris, LLL, 2016,
réédition Actes Sud, 2017 ; Faut-il renoncer à la liberté pour être
heureux ?, Paris, LLL, 2015 ; La Fabrique des imposteurs, Paris,
LLL, 2013, réédition Actes Sud, 2015.
[24] Yves Charles Zarka, Refonder le cosmopolitisme, Paris, Puf,
2014.
[25] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, op. cit.
[26] Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, op. cit., p. 235.
[27] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p.
158.
[28] Yves Clot, Roland Gori, Catachrèse : éloge du détournement,
Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2003.
[29] Yves Clot, « Le problème des catachrèses en psychologie du
travail : un cadre d’analyse », Le Travail humain, no 60, 1997, p.
113-129, p. 127.
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/01/2021